Politique d'immigration : le dessous des chiffres
Le Monde du 14 janvier
Le ministre de l'immigration et de l'identité nationale, Brice Hortefeux, ne manque pas une occasion - comme il l'a encore fait mardi 13 janvier à la veille de quitter son ministère - de brandir fièrement les résultats chiffrés de son action, notamment ceux des reconduites à la frontière.
La réalité a été camouflée pour tenter à tout prix de pouvoir afficher un bilan conforme aux objectifs plus que volontaristes de maîtrise de l'immigration imposés par le président de la République. Au-delà de ces jongleries statistiques, opérées dans une opacité aussi remarquable que regrettable, ce sont les aberrations bureaucratiques et les contradictions de la politique française d'immigration qui sautent aux yeux.
Il existe différents types de "reconduites". Certaines sont forcées, d'autres "volontaires". Ces dernières concernent le plus souvent des Roumains et parfois des Bulgares, qui ont le droit d'entrer en France sans visa. Ils y séjournent parfois au-delà des trois mois autorisés, puis décident de rentrer chez eux ou bien sont interpellés ; ils bénéficient alors des services de l'Etat français (retour par bus ou par avion et petit pécule), ce qui ne les empêchera pas de revenir en France quelque temps plus tard, toujours sans visa. Parmi les retours contraints, il y a aussi des "réadmissions". Elles permettent de remettre un étranger venu en France en passant par un pays de la zone Schengen aux autorités de ce pays. Mais rien ne garantit que, renvoyé en Allemagne, en Belgique ou en Pologne, il ne reviendra pas en France quelques semaines plus tard.
Pour les responsables de la police, les "vraies" reconduites concernent les étrangers que l'on ramène hors d'une zone de libre circulation vers la France, d'abord en Afrique, en Asie, en Amérique ou en Europe de l'Est. Or ces reconduites-là, les plus significatives, n'augmentent pas. Elles représentent moins de la moitié (46 %) des 14 660 reconduites annoncées par M. Hortefeux pour les cinq premiers mois de 2008 et concernent de plus des étrangers simplement "sans papiers".
Deux raisons expliquent un tel décalage. D'une part la fixation, par le président de la République, d'objectifs inatteignables. D'autre part une idéologie identitaire qui s'exprime dans la dénomination même du ministère de M. Hortefeux et dont le message semble clair : certains immigrés sont désirables ; d'autres - venus d'Afrique ou de Méditerranée - ne le sont pas. L'étude de terrain le confirme : la caractéristique de la politique française d'immigration est d'être aujourd'hui discrètement mais volontairement discriminatoire et de faire l'objet d'une politisation maximale afin de faire croire en la maîtrise complète et permanente du nombre et de l'origine des étrangers qui s'installent en France.
Certes, dans certains domaines, la continuité prévaut : ainsi la politique des visas, encore sous la cotutelle du ministère des affaires étrangères, est soumise, pour ce qui est des visas de court séjour, à l'approbation des partenaires européens. Les flux sont demeurés au niveau où ils étaient, environ 2 millions de visas accordés. Pour le moment, l'asile ne semble plus être la cible directe de la politique de Nicolas Sarkozy : la diminution du nombre des demandes, favorisée par la loi de 2003 (52 200 en 2003, 23 800 en 2007) n'a pas entraîné une baisse significative du nombre de statuts accordés (9 790 en 2003, 8 780 en 2007).
L'un des motifs de cette accalmie tient au fait que les réfugiés ne sont pas comptabilisés pour la réalisation d'un des grands objectifs fixés par Nicolas Sarkozy à son administration : une proportion de 50 % d'immigration de travail dans l'immigration totale. Quand cet objectif fut annoncé et répété, on se réunit pour examiner comment s'en approcher, à défaut de l'atteindre, tant il est hors de portée. En excluant donc les réfugiés des calculs, on gagne tout de suite quelques pour-cent.
Par ailleurs, on transfère des régularisations de la catégorie "vie privée et familiale" à la case "travail". Enfin, on essaie d'attirer des travailleurs, mais surtout de réduire par tous les moyens l'immigration pour lien de famille. Légalement, on ne peut soumettre à des quotas l'immigration de familles - encore moins discriminer selon leur origine géographique ou ethnique -, car la Constitution et le droit européen garantissent à toute personne qui remplit les conditions prévues par la loi le droit à une vie familiale normale. La fixation d'objectifs irréalisables permet néanmoins d'inciter les fonctionnaires à se libérer de leur obligation de respecter le principe d'égalité devant la loi et à appliquer des distinctions selon l'origine des migrants. Parfois, les consignes sont orales.
Au début de 2008, les préfets ont été ainsi surpris d'entendre un des responsables du cabinet de M. Hortefeux leur indiquer que s'ils ne traitaient pas les demandes de regroupement familial il ne leur en voudrait pas. Au ministère des affaires étrangères, on a été choqué d'entendre le même responsable indiquer son souhait d'en terminer avec l'accueil de boursiers africains, confirmant des instructions quasi officielles données aux services culturels des ambassades de France à l'étranger. Mais le plus souvent, la logique discriminatoire se traduit plus discrètement et efficacement.
Quand la politique d'immigration a ce type de visées sans pouvoir l'afficher, on multiplie les procédures bureaucratiques, afin de ralentir, voire de bloquer l'attribution de droits à des étrangers jugés "indésirables". Les tests ADN ont mobilisé l'opinion publique, mais la cible principale de la loi de 2007 était les conjoints de Français, catégorie principale de l'immigration familiale (50 000 titres de séjour par an). Les contrôles des mariages à l'étranger ont été durcis, mais cela ne suffit pas. Des tests de français ou de connaissance des valeurs de la République permettront de ralentir encore l'attribution de visas et peut-être de décourager les postulants de vivre ensemble.
Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS
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